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Le mesage du loup

    Jeannot s’était levé tôt pour être dans les premiers. Il embarqua dans le troisième 4/4. Les véhicules se suivaient tous feux éteints sur la piste en terre qui montait au lac. On avançait lentement à cause des chaos.

             C’était Martin qui conduisait. Il annonça qu’à compter de ce matin six heures on avait le droit de tirer le loup. Le Préfet avait signé l’autorisation. Les autres se réjouirent bruyamment : « Ah ! Enfin ! Ils ont fini par comprendre ! ».   

   Depuis des mois le prédateur dévastait les troupeaux. Les bergers retrouvaient au matin quatre, cinq, voir dix bêtes égorgées, et laissées sur place par la meute.   Les écologistes niaient l’évidence. Ils disaient que c’était des chiens sauvages qui faisaient ça et brandissaient la convention de Berne :  Loup Espèce protégée ! Seuls les gardes assermentés encadrés par le Lieutenant de Louveterie avaient le droit de faire des « prélèvements » comme ils disaient.  Pas plus de trois loups par an dans un département où l’on comptait déjà cinq à six meutes . Le loup restait invisible. La traque n’avait rien donné. Dans les vallées la tension montait. Les éleveurs étaient à cran.

   Jeannot ne partageait pas l’enthousiasme général à l’annonce de la décision préfectorale.  Il n’était pas d’ici. Et s’il avait été adopté, il ne partageait pas tout avec eux. Par exemple il ne participait jamais à la campagne de tir au chamois. Il aimait la montagne et depuis qu’il était arrivé, il avait pris goût à de longues balades sans fusil, dans le Parc du Mercantour voisin. L’approche des  chamois,  bouquetins, et mouflons était étonnamment facile dans cet espace protégé. Il aimait les observer le soir quand il n’y avait plus de randonneurs sur les sentiers. Il connaissait là une vraie émotion et un profond sentiment de paix.  C’était un avant-goût du paradis terrestre. Mais le loup habitait justement ce paradis là. Venu sans doute depuis l’Italie il se moquait bien des frontières et débordait largement les limites du Parc. Les gens d’ici soutenaient que c’était d’ailleurs l'administration qui l'avait volontairement réintroduit dans les années 90. De toutes façons ils n’aimaient pas le Parc qui représentait pour eux des tas de contraintes et certaines communes avaient  récemment  fait sécession. Jeannot connaissait ces histoires mais se tenait à distance. Ici on échangeait plus vite des coups de gueule voir des coups de poings ou des coups de fusils que des arguments. 

 

    Il était parti ce matin avec les copains pour une  battue au sanglier  qui aurait pu être sans histoire mais cette affaire de tir au loup. Jeannot comme les autres n’avait jamais vu de loup en liberté. L’animal était bien trop rusé pour se montrer en plein jour. Une fois il avait aperçu des traces : Une grosse patte dans la boue bien plus appuyée que celle d’un chien. Excellent chasseur, capable de s’organiser à plusieurs pour atteindre une proie, l’animal était surprenant. Jeannot l’estimait et même l’admirait. Il savait les légendes et les histoires d’enfants dévorés . Cela s'’expliquait par  la longue rivalité entre  deux chasseurs, l'homme  et le loup. Mais quoi ? On faisait maintenant ses courses au supermarché et les bergers victimes de la mondialisation et de la concurrence de l’agneau de Nouvelle Zélande n’avaient qu’à mieux s’occuper de leurs troupeaux, les parquer la nuit, les faire garder par des chiens Patou.  Ou faire autre chose, du lait et du fromage ou des patates . Mais le mot d’ordre « chasseurs, bergers, même combat » ressassé à longueur  de soirées  lors des beuveries du Café du Tilleul exaspérait Jeannot. Il trouvait à ces discussions et à l’hostilité au Parc, des relents politiques et un accent de  perpétuelle campagne électorale.

 

    Jeannot fut posté dans un virage en épingle à cheveux, juste avant le blockhaus. Dès qu’il fut seul, après avoir enfilé son gilet fluo orange,  il alluma une cigarette. L’air était frais et il ne faisait pas encore tout à fait jour.  Il cassa le canon de son arme et attendit.

    Il redoutait l’épilogue sanglant de cette journée. Il voyait déjà la photo dans Nice Matin avec les types hilares, en conquérants, le pied posé sur le cadavre d’une petite louve maigrichonne d’à peine trois ans. Le journal titrerait « Soulagement dans les vallées. Enfin un premier loup tué grâce aux chasseurs !  » Et en  plus petits caractères «  Ce que les autorités n’avaient pas réussi à faire les chasseurs l’ont fait !  ».

 

    Au fond du ravin en dessous de la route, il vit bouger les feuilles mais ce n’était  que le vent qui venait de se lever. Ce matin il ne se passerait rien. L’hiver avait été froid avec beaucoup de neige qui était restée longtemps et le gibier devait être encore en bas.

 

    Jeannot en était là de ses conclusions quand il vit une ombre furtive traverser la piste à cinquante mètres devant lui. La bête s’arrêta, se retourna, prenant tout son temps. Jeannot distingua très bien le poil hirsute sur le dos, la dégaine générale, échine basse et  port de la queue entre les pattes. On ne pouvait pas s’y tromper.

   Surtout, il y avait ce regard qui le fixait. Ces grands yeux clairs en amande d’une pureté extraordinaire. En silence, ce regard bleu pâle interrogeait. Cela se prolongea  comme pour dire quelque chose.

 

   Jeannot se sentit submergé  par une vague de bonheur. Presque sans s’en rendre compte  et en signe de paix, il  avait posé son fusil par terre.

 

   Il était fou de joie. Il avait rencontré son premier loup. Et il  s’était passé quelque chose entre eux.

 

  L’autre se remit tranquillement en route, sans même accélérer le pas et il disparut tout naturellement dans le tournant.

 

   Jeannot  s’était assis  au bord du chemin et il avait allumé une nouvelle cigarette, histoire de s’en remettre.

 

   Demain, la petite louve maigrichonne de moins de trois ans n’aurait pas sa photo  dans le journal. Et pour ce qui est de l’événement du jour il n’y aurait aucun compte rendu. Les journalistes ratent souvent l’essentiel.

 

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